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Critique de l’Île aux Chiens par Anne-Laure

Katsuhiro Otomo, poster alternatif pour Isle of Dogs.

Quatre ans après l’original et coloré The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson nous revient avec son nouveau film, tout en stop-motion, le très attendu Isle of Dogs ou « l’île aux Chiens » en français.

L’histoire prend place au Japon, dans la ville fictive de Megasaki, dans un futur proche qui a vu naître une société totalitaire laissant peu d’espace à la liberté et à la pensée individuelles. À la suite d’une épidémie de grippe canine, le maire décide (unilatéralement et malgré les protestations) d’expédier tous les chiens, fidèles compagnons de l’Homme, sur une île où s’entassent des déchets. C’est sans compter sur son neveu (éloigné et orphelin) intrépide, Atari, qui mettra tout en œuvre pour retrouver son chien adoré, Spots, emmené lui aussi sur cette île reculée.

 

Merveille animée

 

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur touche à l’animation. En 2009, il nous avait livré une splendide adaptation d’un roman de Roald Dahl, le très beau Fantastic Mr Fox (à gauche), lui aussi en stop-motion. Isle of Dogs va encore plus loin dans cette perfection, à tel point que parfois, l’on oublie qu’il s’agit d’animation, tant les quadrupèdes sont criants de vérité et ce, jusque dans le rendu de leur pelage.

   

Visuellement, le film est un véritable régal. On retrouve bien évidemment tous les éléments qui parcourent le cinéma de Wes Anderson, si particulier, si reconnaissable et dont la maîtrise évolue au fil de sa carrière.

La symétrie des plans, les concordances des couleurs et de variations de tons ainsi que l’attention portée au moindre détail font de chaque image un ravissement pour les yeux. La réalisation d’un film en stop-motion est constituée de photographies « accolées » les unes aux autres, et le film ressemble effectivement à une succession de tableaux ou encore de décors de théâtre, tous particulièrement réussis, tous originaux, tous étudiés avec attention. Toutefois, notons que cette esthétique propre à Wes Anderson nous a semblé ici moins « rigide », moins millimétrée, que celle du Grand Budapest Hotel.

Par ailleurs, les déchets et les lieux abandonnés sont traités avec un soin esthétique particulier, conférant une certaine forme de beauté à des éléments a priori repoussants. Cette démarche artistique rappelle les « Manufactured Landscapes » du photographe canadien Edward Burtynsky (qui a co-réalisé plusieurs films à partir de ses oeuvres, avec la réalisatrice Jennifer Baichwal).

Edward Burtynsky, Oil Fields #2, Belridge, California, USA, 2003

 

 Admiration référencée

 

 Le métrage constitue également et visiblement un immense hommage au Japon et à sa culture. Des références sont plus ou moins dissimulées tout au long de l’œuvre qui s’ancre dans un Japon à la fois futuriste et extrêmement traditionnel, ce qui lui donne un aspect moderne et ancien (on pense aux tapisseries, aux estampes, aux théâtres, mais aussi aux immeubles ou encore à la cuisine).

Au-delà de ces références qui « servent l’histoire », des éléments rappellent le cinéma japonais plus spécifiquement. Wes Anderson cite deux inspirations principales : Akira Kurosawa et Hayao Miyazaki.  Alexandre Desplat, compositeur français qui avait déjà accompagné le réalisateur pour Fantastic Mr. Fox, Moonrise Kingdom et The Grand Budapest Hotel (et qui a récemment été oscarisé pour son travail sur La Forme de l’eau de Guillermo del Toro) reprend ainsi une musique des Sept Samouraïs et une de l’Ange Ivre. Par ailleurs, il nous livre ici une bande-originale en parfaite adéquation avec le déroulement de l’histoire. Concernant les réalisations de Hayao Miyazaki, le lien s’observe au niveau du scénario, qui nous donne à voir la quête d’un(e) adolescent(e) dans un monde à la fois poétique et potentiellement dangereux. On peut également observer une certaine prise de position écologique et une dénonciation de la cause animale (thèmes que l’on retrouve notamment dans Princesse Mononoké, Ponyo sur la Falaise ou Nausicaa de la Vallée du vent).

On relève donc un réel attachement passionné et une admiration de la part du réalisateur pour le pays de Soleil Levant et pour sa culture, qu’il met en image avec brio, de même qu’une véritable volonté de mettre en scène ces références de la meilleure manière possible, en tentant d’éviter les clichés grossiers. Il est évident et visible que cette admiration provient d’un observateur extérieur et ne se prétend en aucun cas une représentation réaliste et actuelle. Il s’agit plutôt d’une fable, voire d’un conte philosophique, qui reprend des éléments et s’inspire de la culture japonaise. Le film est d’ailleurs découpé en plusieurs chapitres titrés, comme le serait un livre.

 

Solitude et compréhension

 

Au-delà de l’esthétique propre à Wes Anderson, l’on retrouve également les thèmes qui parcourent ses précédentes réalisations. Le film traite notamment des difficultés à communiquer, en nous montrant une nouvelle fois (c’était déjà le cas dans son premier film, Bottle Rocket) que la barrière de la langue ne constitue pas l’obstacle le plus dur à franchir pour se (faire) comprendre. En effet, bien que cela ne soit pas toujours facile, il est plus simple pour Atari de se faire comprendre (et donc aider) par les chiens qui peuplent l’île que par son oncle, le maire Kobayashi, qui parle pourtant le même langage. La confrontation et l’incompréhension culturelle (qui deviendra une compréhension progressive) se note également par les dialogues entre Tracy, la jeune étudiante américaine et ses camarades japonais.

Autre thème récurrent dans l’imagerie du réalisateur, la filiation (déjà vue précisément dans La Famille Tenenbaun, La Vie Aquatique et Le Darjeeling Limited) occupe une place importante dans « L’île aux Chiens ». Le personnage principal est un orphelin, adopté par son oncle éloigné qui l’enferme pour lui fournir une éducation qu’il juge digne. La jeune étudiante américaine loge dans une famille d’accueil, et bien évidemment les chiens souhaitent retrouver leur maître et leur « vie de famille », ou pour d’autres, veulent en créer une.

« Les mondes fermés » reviennent eux-aussi fréquemment dans l’œuvre du cinéaste, passant d’un hôtel à un collège, à une maison, à un sous-marin, à un train, à une île, à encore un hôtel pour revenir une nouvelle fois sur une île, difficilement joignable et symbole par excellence de l’éloignement et de l’isolement, et donc de la solitude. Tout aussi extérieure soit-elle, elle constitue autant si pas plus, une forme « d’enfermement » au même titre que les autres lieux de ses précédents métrages.

Une nouvelle fois enfin, nous avons affaire à des personnages coupés du monde, d’une manière quelque peu différente toutefois. De fait, contrairement à ses précédents films, les protagonistes ne cherchent pas ici à s’éloigner du monde « extérieur ». Au contraire, ils en ont été contraints et forcés, et tenteront tout pour le rejoindre. À l’exception de Chief qui, n’ayant jamais connu la vie d’un « chien de maison » a décidé de détester tout ce qui provenait du monde des humains, démontrant surtout sa grande solitude.

On pourrait tout de même regretter un certain manque de développement en ce qui concerne le caractère de certains personnages. De tous les canidés, pourtant présentés dans un premier temps d’une manière particulièrement intéressante et unique (chacun a sa propre personnalité et son propre passé), seuls trois sont véritablement exploités. Les autres sont rapidement relégués aux simples rôles de « side-kick » plus ou moins importants. De plus, le traitement plus particulièrement des chiennes, sans être véritablement « sexiste », semble assez superficiel ; seule une sur trois détient un réel rôle scénaristique. Les deux autres sont principalement définies par leur lien aux chiens mâles. C’est ici l’unique point perfectible que nous décelons.

Le casting du doublage s’avère quant à lui excellent et l’on s’amuse à reconnaître les voix d’acteurs et actrices connu(e)s, que l’on retrouve souvent dans la filmographie de Wes Anderson (parmi lesquels Bill Murray, Edward Norton, Bob Balaban, Tilda Swinton) donnant l’impression, à chacun de ses films de retrouver un groupe d’amis.

 

Dénonciation poétique

 

Avec sa galerie de personnages blessés et exilés dans un monde peu agréable, Isle of Dogs est très certainement l’oeuvre la plus sombre du réalisateur.

Bien qu’étant fréquemment dotés d’une part d’humour, ses films détiennent toujours un côté ou des instants un peu tragiques ou dramatiques : la mort d’un être cher, l’éloignement d’un autre, l’impossibilité de s’adapter au monde, l’incompréhension… Ils sont rarement à voir comme de simples films « qui rendent heureux », car ils regorgent de thématiques plus profondes et plus complexes. Aussi, la « légèreté » qui leur est fréquemment associée nous semble n’être qu’une surface.

Toutefois, Isle of Dogs marque un tournant ou du moins un changement plus affirmé et déjà amorcé dans The Grand Budapest Hotel (en raison du contexte historique dans lequel se déroulait le film). Ceci démontre que bien que le réalisateur conserve son style reconnaissable entre mille, il ne se trouve, pour autant, pas incapable de se renouveler, ou du moins, de proposer de nouvelles choses, de nouvelles visions.

En effet, ce nouveau long-métrage d’animation se révèle être son film le plus clairement engagé, le plus politique. Il s’avère une critique sévère des dérives totalitaires des sociétés, mais aussi plus globalement de la propagande, de la manipulation de l’opinion publique par l’usage d’images ou de fausses informations. Son discours préconise le dialogue, l’acceptation, le dépassement des préjugés et des a priori et le respect de l’Autre. Différents chiens et humains sont amenés à s’entraider, peu importe leur origine ou leur vie passée. Chief rappellera d’ailleurs que s’il a toujours été un chien errant, ils le sont désormais tous. Qu’importe d’où ils viennent et ce qu’ils étaient par le passé, seules l’entraide et l’acceptation de leurs différences leur permettront de s’en sortir.

En outre, bien que se déroulant dans une société dystopique, le film résonne de manière éminemment actuelle et l’on peut même, métaphoriquement, voir dans cette « migration forcée » vers un lieu inhabitable, des échos contemporains.

 

Sous couvert d’une aventure canine en apparences « simple », Isle of Dogs explore différents aspects de l’Homme et de ses rapports avec son prochain, quel qu’il soit. Bien qu’il ne se permette pas de discours moralisateur, il invite à la réflexion et à l’autocritique. Conte sombre et poétique à l’esthétique et à la photographie ravissantes, aux personnages attachants, détenant diverses lectures, profondément humaniste, multipliant les références plus ou moins subtiles, visuellement époustouflant, Isle of Dogs est un excellent film, une réussite pour le réalisateur et une merveille d’animation.

 

 

Passionnée de culture en général et notamment de cinéma. J’apprécie autant découvrir et parler de grands classiques, de films « à succès » ou de petites pépites (presque) inconnues, de toute époque et de tout genre, avec sans doute un amour plus particulier pour le cinéma d’animation. J’aime également la littérature, le théâtre et les jeux-vidéos. 
 Réalisateurs préférés : Wes Anderson, Wong Kar-Wai, Hayao Miyazaki, Hirokazu Kore-eda, David Lynch, Don Bluth Films préférés : Moonrise Kingdom, In the Mood for Love, le petit dinosaure et la vallée des merveilles, Mr. Nobody, Apocalypse Now, Alien : le 8ème passager.

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