Cinéma,  Critiques

Critique de « The Power of the Dog » par Quentin Penel

L’idée d’écrire sur cette oeuvre voguait dans mon esprit depuis de longs mois, tout comme l’imagerie de Jane Campion teinte ma perception du monde et du cinéma depuis que mes oreilles ont épousées les premières notes de musique du début de The Piano résonnant dans le centre d’art et de culture pour lequel je travaille en dehors de mes études. The Power of the Dog est le huitième long-métrage de la réalisatrice australienne, produit et diffusé par la plateforme Netflix, nouvel el-dorado à nos grands auteurs contemporains, de David Fincher et son Mank à Martin Scorsese et son Irishman.

C’est également l’adaptation du roman éponyme à succès écrit par Thomas Savage en 1967, ayant consacré une grande partie de son œuvre à dépeindre la lente traversée des États-Unis vers la modernité, du Far-West à la radio. Adapter cet auteur était pour Jane Campion un véritable projet-passion, comme celle-ci le révéla lors d’une projection exceptionnelle dans la salle du Christine Cinéma Club à Paris en novembre dernier. Cette histoire vénéneuse se déroulant sous le soleil brûlant du Montana en 1925, narre l’histoire de deux frères propriétaires d’un ranch, Phil et George Burbank (Benedict Cumberbatch et Jesse Plemons). L’un, Phil, dirige la maison familiale d’une main de fer et éclabousse de son machisme cruel les êtres qui l’entoure. L’autre, George, est un homme tendre et passif. Lorsque ce dernier épouse Rose (Kirsten Dunst), aubergiste veuve en proie à la mélancolie, le parfait équilibre de domination masculine qui régentait le business des Burbank se voit menacé, d’autant que le fils de la précédente union de Rose, Peter, jeune étudiant en médecine, est l’extrême opposé des valeurs archaïques du terrible Phil…

J’aimerais alors nous guider vers le questionnement suivant : Comment Jane Campion use-t-elle du terreau du western pour planter les graines de sa diatribe à l’encontre d’une masculinité phallocrate hautement toxique ? La pertinence de cette autopsie d’un passage de flambeau, celui d’un monde à l’autre, d’une masculinté à une autre, me semble encore à présent de mise lorsque, je l’avais annoncé, The Power of the Dog s’est trouvé mis en avant au sein des discussions du monde du septième art au début du mois de mars 2022, pour des raisons toutes autres que celles bienheureuses des onze nominations aux Oscars du long-métrage.

Alors qu’il participe au podcast de l’humoriste Marc Maron, l’acteur américain Sam Elliott, célèbre pour ses rôles dans de nombreux westerns, eu les propos suivants : « Des Chippendales ! C’est à ça que ressemblent tous ces putains de cow-boys dans ce film ! Ils courent en jambières et torse nu. Il y a toutes ces allusions à l’homosexualité tout au long du film… » avant d’ajouter plus loin dans la discussion « Putain ! Mais qu’est-ce que cette femme venue de tout là bas sait de l’Ouest américain ? Pourquoi diable a-t-elle tourné ce film en Nouvelle-Zélande pour dire ensuite que c’est le Montana ? Dire que ça se passait comme ça ? Ça m’a tellement énervé… Et quand j’ai vu ce putain de film, j’ai pensé : Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Où en sommes-nous aujourd’hui dans ce monde ? »

Ironiquement, Sam Elliott ne pouvait pas mieux rendre service au long-métrage pour prouver sa raison d’être, au-délà de sa maestria visuelle et artistique. La réalisatrice de Bright Star et de la série télévisée Top of the Lake déchire ici le voile autour d’un genre cinématographique ponctué d’élans machistes, à l’instar de Barry Jenkins qui prenait dans Moonlight un cadre social où, également, peu de place était faite à la différence, à la sensibilité. Les deux artistes distillent dans leurs récits une goutte queer, noyée chez Jenkins et transformant Chiron, son protagoniste, en montagne de muscles emmurée. Effervescente et empoisonnée chez Campion, avec le personnage du jeune Peter, bien moins frêle que le laisse paraître la fine silhouette de l’acteur Kodi Smit-McPhee.

Dans son rapport à cette histoire, elle révéla au sein du court making-of diffusé sur Netflix Scènes de tournage avec Jane Campion : « Je ne suis pas un homme et c’est une histoire masculine. J’ai dû me demander ce que Thomas Savage aurait pensé du fait que je réalise cette histoire et que j’écrive le scénario. Selon moi Thomas Savage était un homme assez féminin dans un monde assez masculin, j’ai alors senti qu’il aurait apprécié que ce soit moi ».

Ainsi, j’ai particulièrement été ému de la façon dont la caméra de la réalisatrice semblait, tout du long, caresser les corps masculins. Un female gaze qui contemple ces cow-boys avec grâce, profondément touchants dans leurs dévoilement, le personnage de Phil Burbank en porte étendard, bien entendu. Son personnage entier, ses caractérisations et agissements jusqu’aux subtilités du jeu de Benedict Cumberbatch (déjà bouleversant en Alan Turing dans The Imitation Game de Morten Tyldum, en 2014), sont l’emblème de cette masculinité toxique destructrice. Celle-ci est constituée de toutes pièces factices, de refoulements, et noyau de tous les maux de ce foyer du Montana qui était de façon élargie celui de tous jadis et encore profondément ancré actuellement, d’un degré à un autre – comme en atteste les réactions outragées de la représentation du Far West donnée par le long métrage. Une masculinité emmêlée dans ses contradictions, Phil Burbank est un homme bien né, sortant de hautes études et autrefois bien loin de l’image qu’il a construit comme une fortification autour de son homosexualité inavouable.

The Power of the Dog est donc le théâtre d’un face-à-face, celui du passé et futur des masculinités, de deux hommes que tout oppose : Peter, protecteur de sa mère Rose, en harmonie avec sa sensibilité et délicatesse naturelle, téméraire et érudit, face à Phil. Un homme cruel, sexiste, raciste et homophobe. Un jeu de pouvoir et de domination où les poings ne seront pas nécessairement les armes au centre des joutes entre les deux personnages. Au centre de cette affrontement, la douce mère Rose sombre dans un alcoolisme qui autrefois la rebutait alors que son nouveau mari la laisse aux effluves toxiques de son terrible frère. Au début du long métrage, Peter formait des petites roses de papier pour orner les tablées de sa mère aubergiste. Personnage sacrificiel et agissant comme une ombre dans l’œuvre de Savage, elle est ici mise sur le devant de la scène sous les traits de Kirsten Dunst, absolument fabuleuse de complexité.

Au-délà même des enjeux gravitant autour du personnage, c’est la femme même qu’on écartèle entre ces deux masculinités – de la pression et culpabilité qu’on impute à la mère d’avoir élevé une « sissy » pour avoir encourager la sensibilité et tendresse de son enfant, aux charges mentales déraisonnées de tenir le ranch sous les attaques verbales continues du chef de famille tyrannique qu’est Phil. L’actrice qui avait fait ses premières marques dans le chef-d’œuvre de Sofia Coppola The Virgin Suicides en 1999, livre ici pour moi sa plus belle palette de jeu, une prestation inoubliable.

« Délivre mon âme de l’épée, mon unique du pouvoir du chien ».

D’aucuns liraient ce psaume habilement détourné et aurait entrevu l’entiereté des enjeux du film de Jane Campion. Le long métrage commence sur ces mots annonciateurs par Peter : « Après la mort de mon père, je ne désirais que le bonheur de ma mère. Quel homme serais-je si je n’aidais pas ma mère ? ». Nous aurions dû le voir venir, notre guide à travers le récit est un Œdipe endurci.

THE POWER OF THE DOG : KIRSTEN DUNST as ROSE GORDON in THE POWER OF THE DOG. Cr. KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX © 2021

Le lien du fils – homosexuel de surcroît – à la mère, a quelque chose d’immatériel. Xavier Dolan, cinéaste canadien, a voué sa jeune et belle carrière à explorer les coutures de ces rapports mythiques, qui vont s’entrechoquer dans The Power of the Dog à la pédérastie. Peu à peu alors que le film dénude ses cowboys, la jeunesse de Phil et sa relation maître-élève avec Bronco Henry, un homme lui ayant « tout appris », se révèle. C’est la même dynamique qui semble alors s’installer et se répéter entre Peter et Phil, et pousse Rose dans le plus grand désespoir de culpabilité. Cela remet alors en idée que la masculinité dont Phil semble lui-même prisonnier prend racine bien plus loin que dans les santiags, mais c’est pourtant un discret venin qui va bientôt couler dans les veines de cette coutume hellénique, que Peter va savoir utiliser à bon escient.

En délivrant son âme de l’épée – le pénis de Phil – il pourra délivrer son unique du pouvoir du chien : sa mère de l’étreinte toxique de celui étant devenu son maître, et aurait potentiellement pu devenir son amant. Cette rupture dans la dynamique et inversement des rapports de force s’incarne dans une séquence d’un érotisme puissant où un simple passage de cigarette des lèvres de l’un à celles de l’autre vaut pour mille mots, et dont Jane Campion fit l’étude pour The New York Times en janvier 20222. La réalisatrice considère ainsi cette séquence comme l’aboutissement du long-métrage. Au regard de mon propre questionnement sur son œuvre, je verrais là l’aboutissement d’un genre, qu’Ang Lee et sa Brokeback Mountain avait déjà lancé, et désormais à marquer d’une pierre blanche.

On ne peut tomber dans une binarité malvenue pour considérer le personnage de Phil envers qui la compassion est inévitable. Néanmoins, d’un coup de main las, le discret Peter place la corde que son mentor avait confectionné pour lui sous son lit, après l’avoir tué en lui transmettant la maladie du charbon sous couverture accidentelle, usant de ses connaissances en médecine. La loi de l’histoire en marche, cheminant impitoyablement, ne peut s’arrêter en route pour quelconque détour. Ironie du sort, Phil avait l’éducation nécessaire face aux dangers de l’anthrax, mais c’est son orgeuil phallocentré qui aura raison de lui, refusant de porter des gants…

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